Medoshan Perera, 40 ans, a déjà fait trois heures de tuk-tuk et de bus quand nous le retrouvons à huit heures du matin à Kilinochchi, dans la province du Nord au Sri Lanka. « Quand je quitte la maison le matin, ma femme et mes trois enfants dorment encore. Et le soir, je dois me dépêcher pour attraper le dernier bus en direction de la péninsule de Mannar, où j’habite, sinon je ne peux pas rentrer chez moi », explique Medoshan, coordinateur depuis un an et demi du projet « Vaiharai », à Kilinochchi, pour le compte de FAIRMED. « Mais je suis très heureux de vous rencontrer ici et de pouvoir vous montrer ce que nous avons accompli en un an et demi », ajoute-t-il tout sourire en refermant la porte de la voiture qui nous a conduits à la maison de Gnanamma Ganeshan. Gnanamma dirige un collectif composé de six mères célibataires atteintes de handicaps liés à la guerre, et de leurs dix enfants. « Bonjour », nous dit Gnanamma gaiement tout en nous invitant à nous asseoir sur les chaises en plastique rouge à l’ombre de l’auvent devant sa maison.
Réparation de machines à coudre et pose de lignes électriques
« Comment vas-tu ? », demande Medoshan à Gnanamma, et à la manière dont elle lui répond, on comprend la relation de confiance et de complicité qui s’est instaurée entre les deux. « Bien sûr, je me sens tout de suite mieux quand tu arrives », plaisante Gnanamma. « Non, plus sérieusement, on vous est très reconnaissantes car maintenant, on peut coudre des vêtements grâce aux machines que vous nous avez données et que vous avez réparées, et à l’électricité qu’on a dans la maison. Vous nous avez beaucoup aidées ! Avec les six mères célibataires de mon collectif, dont les enfants vivent aussi ici dans la maison, on perçoit chacune des revenus qui nous permettent de subvenir à l’ensemble de nos besoins. On parvient à acheter suffisamment de nourriture, à payer les fournitures scolaires et à réunir l’argent nécessaire pour les transports jusqu’au centre de santé ou à l’hôpital quand on a besoin de soins. En effet, les femmes du collectif ont toutes subi des blessures pendant les bombardements, alors on doit régulièrement recevoir des soins de kinésithérapie, des traitements contre les douleurs chroniques, et parfois même se faire opérer. » Medoshan acquiesce, puis demande : « Comment parvenez-vous à vendre les vêtements ? » « Hmm les affaires ne marchent pas encore très bien », lui répond Gnanamma. « Il y a quelques habitants du village, dont des représentants gouvernementaux, qui passent commande et nous en achètent, mais ils ne sont pas encore très nombreux. » À cela, Medoshan répond : « Je vais essayer de contacter les écoles des environs pour leur demander si elles ont besoin de commander des uniformes scolaires en grandes quantités ».
« On parvient à payer les transports jusqu’au centre de santé ou à l’hôpital. »
Le commerce de plants : une activité prospère
Mais la couture ne constitue qu’une activité parmi d’autres pour le collectif de six femmes. Une autre, bien plus rentable, est le jardinage, nous explique Gnanamma. « Nous avons commencé à cultiver notre jardin il y a six ans. Et désormais, de nombreux habitants du village ainsi que des soldats stationnés ici nous achètent des plantes. Le gouvernement nous a même demandé de lui fournir 150 plantes par mois pour son projet de création de jardins familiaux dans les villages », poursuit Gnanamma tout en nous faisant visiter le jardin, magnifiquement aménagé avec d’innombrables nuances de vert. « Comme vous pouvez le voir, nous en avons pour tous les goûts : que vous ayez besoin de plants de courges, de tomates, de piments, d’oignons, de gombos, d’aubergines, de noix de coco ou de fleurs décoratives, nous avons tout ce qu’il vous faut. »
Gnanamma a eu la peau du corps entièrement brûlée lors d’un bombardement
Comme les autres femmes du collectif, elle s’est retrouvée orpheline pendant la guerre. « Heureusement, un prêtre chrétien nous a recueillies toutes les six, alors orphelines de guerre et dispersées à travers le pays, et nous a élevées ici, sur son terrain. Quand la guerre s’est terminée, en 2009, nous ne vivions plus ici, mais nous sommes revenues, et travaillons désormais ensemble en tant que collectif. » Gnanamma a été grièvement blessée lors d’un bombardement de l’armée de l’air en 2002, alors qu’elle n’avait que 19 ans. « La bombe chimique est tombée dans l’abri antiaérien où je m’étais cachée. Je me suis retrouvée avec la totalité du corps brûlé, y compris le visage et le cuir chevelu. J’ai même longtemps eu une calvitie totale. »
Après de nombreuses opérations, Gnanamma peut de nouveau travailler
Grâce à plusieurs opérations de chirurgie plastique d’une valeur d’un million et demi de roupies sri-lankaises, rendues possibles par une organisation caritative, mon visage a pu être en grande partie réparé », raconte Gnanamma. « Cependant, l’argent n’a pas suffi pour reconstruire ma main brûlée, c’est pourquoi je ne peux travailler que d’une seule main. » « Mais même avec une seule main, tu es une excellente femme d’affaires », lui rétorque Medoshan. « Tu parviens à subvenir aux besoins des six femmes et de leurs enfants grâce à ta gestion prévoyante du collectif, et ce, malgré un contexte économique difficile de pénuries et de flambée des prix des matières premières. Votre collectif est un exemple pour les nombreuses femmes célibataires de Kilinochchi qui luttent pour leur survie ! »
Rencontre avec un véritable héros
Après avoir pris congé de Gnanamma et de ses collaboratrices, non sans avoir goûté à leur courge marinée assaisonnée de curry et de piment, nous reprenons la voiture sur des petites routes cahoteuses pour rencontrer Sebastian Satheskumar, à une demi-heure de là. « Le village où il habite, dans le district de Poonakari, est un lieu d’accueil pour les personnes déplacées par la guerre. Presque toutes présentent des handicaps liés à des blessures de guerre. Sebastian a été commandant pendant le conflit, et c’est tout naturellement qu’il a endossé le rôle de chef dans son village d’accueil. Bien qu’il ait été blessé par de nombreux éclats d’obus, qu’il se déplace en fauteuil roulant et qu’il ait dû être amputé des deux jambes, il est un modèle et un grand soutien pour les habitants ici », nous explique Medoshan avant la rencontre avec Sebastian.
Un camp de blessés de guerre en plein cœur de la forêt
Le village où vit Sebastian est totalement entouré de forêt. À vrai dire, on peut même parler de jungle tropicale, les maisons étant implantées dans un décor de nature sauvage. Le chemin que nous empruntons est ombragé par de nombreux palmiers et acacias, la température sous les feuilles est agréablement fraîche. Des glapissements retentissent dans un petit chenil en bois, tellement assourdissants que nous devons nous boucher les oreilles avant de saluer Sebastian, qui nous attend déjà devant sa maison.
« Ce village est un centre d’accueil pour les personnes déplacées par la guerre. »
Un acte de bonté malgré la guerre – comment Sebastian a été épargné par l’ennemi
Sebastian a le regard qui pétille, et bien qu’il soit cloué à son fauteuil roulant, son attitude dégage quelque chose d’héroïque. « Je suis né à Jaffna et j’ai grandi à Colombo. Lors des pogroms contre la population tamoule, ma mère, qui élevait seule ses quatre enfants, a été brutalement battue en pleine rue alors qu’elle rentrait du travail. Grâce à l’aide d’un prêtre, nous avons pu nous réfugier à Jaffna et nous mettre en sécurité. » Excédé par les atrocités de la guerre, Sebastian a rejoint le groupe des Tigres tamouls qui venait de se former. « Ma mère était dévastée, mais à l’époque, je ne voyais d’autre option que de me battre. » Sebastian a été gravement blessé par plusieurs bombardements. Il s’est d’abord brisé la colonne vertébrale, puis une bombe est tombée sur ses jambes. « En 2009, j’étais hospitalisé pour me faire amputer de ma première jambe quand les soldats du gouvernement ont voulu m’arrêter parce que j’avais combattu aux côtés des Tigres tamouls. Mais mon fils, alors âgé de quatre ans, a pleuré si fort qu’ils ne nous ont pas arrêtés, ni ma femme ni moi. Le commandant de l’armée était un homme bienveillant, et je lui en suis encore très reconnaissant aujourd’hui. Sinon, ma femme et moi serions morts aujourd’hui, et mon fils serait orphelin. »
Indépendance et dignité grâce aux accessoires médicaux
« Puis tu es parvenu à te reconstruire », ajoute Medoshan. « Oui », répond Sebastian, « une nouvelle vie s’est offerte à moi. Quand nous sommes arrivés ici en 2010, nous avons d’abord logé dans des tentes. Puis j’ai passé une annonce dans le journal local pour raconter mon histoire. C’est ainsi que j’ai récolté des dons, qui m’ont permis de créer un petit magasin. » Et en effet, malgré une invalidité sévère, Sebastian parvient ainsi à gagner sa vie et à subvenir aux besoins de sa famille. Mais rien de tout cela n’aurait été possible sans le soutien de FAIRMED, poursuit-il : « Étant totalement paralysé, je ne pouvais pas même aller seul aux toilettes, ma femme devait m’aider. Alors ça a été un véritable soulagement quand FAIRMED nous a aidés à installer des toilettes pour handicapé dans notre maison ». Sebastian peut désormais assurer seul son hygiène de base et se laver lui-même : « à côté du lavabo, on a fixé des grilles auxquelles je peux me hisser avec les bras. Et j’utilise une chaise pour me laver moi-même. De petits aménagements qui ont totalement changé ma vie, je me sens tellement plus heureux et indépendant ! » Une rampe pour fauteuil roulant a également été installée le long de la maison afin que Sebastian puisse se rendre lui-même à son magasin. « Avant, mon fils devait toujours me porter pour me permettre d’entrer et sortir – lui, un jeune homme de seize ans, et moi, si lourd, vous imaginez ? »
« Étant totalement paralysé, je ne pouvais pas même aller seul aux toilettes. »
Le carburant trop cher pour le transport à l’hôpita
Bien que la crise économique se soit atténuée au Sri Lanka, le pays connaît toujours des difficultés d’approvisionnement en médicaments, carburant et denrées alimentaires. « Alors on s’est organisés avec les autres personnes lourdement handicapées du village pour qu’une fois par mois, on fasse ensemble le chemin jusqu’à l’hôpital de Jaffna afin d’y suivre nos différents traitements », explique Sebastian. « Mais malheureusement, l’essence est devenue si chère que nous n’avons plus les moyens pour le transport, et nous ne recevons plus non plus l’ensemble des médicaments dont nous avons besoin. » « Je vais demander aux autorités quelles solutions on peut trouver pour résoudre la situation », répond Medoshan. « Merci beaucoup Medoshan, ça serait d’une grande aide parce que je commence de nouveau à avoir des douleurs très vives à cause des escarres. Je n’ai plus d’analgésiques ni de pommade cicatrisante. » Medoshan soupire. « Tu ne peux pas continuer comme ça, je vais faire en sorte que tu reçoives les médicaments dont tu as besoin, même si tu ne peux pas te rendre à l’hôpital. On va parler au personnel du dispensaire du village. »
« Seules les personnes qui ont connu cette douleur peuvent la comprendre »
Mais malgré la douleur et les difficultés du matin au soir, Sebastian est un rayon de calme et de confiance. Il y a quelques jours à peine, il a remporté le prix social de la région, ce qui lui a valu un hommage éloquent dans le journal local « The Northern Provincial Council », nous glisse Medoshan. « Oui », répond Sebastian. « Je souffre certes au quotidien, tant physiquement que moralement. Mais il y en a tant d’autres dans ma situation en cette période d’après-guerre. Seules les personnes qui ont connu cette douleur peuvent la comprendre – et c’est mon cas. Alors je me suis fixé comme objectif d’aider ces personnes en souffrance. » Sebastian conseille les personnes handicapées, leur rend visite à domicile, évalue leur situation et les incite à sortir de la pauvreté par tous les moyens possibles : « beaucoup vivent dans la pauvreté. Alors je leur conseille d’exploiter la terre, de fonder une entreprise, de se mettre à leur compte. Je les aide à identifier leurs talents innés, à les affiner et à les rendre viables financièrement. Je les encourage également à sortir de chez elles et à venir nous rencontrer, particulièrement celles qui vivent recluses ».
« Les personnes handicapées ont encore beaucoup à offrir à la société ! »
Sebastian dirige le groupe d’entraide des personnes handicapées au sein du village et se forme régulièrement auprès de FAIRMED sur les questions de handicap, de communication et d’aides publiques et médicales. « Je suis très reconnaissant à FAIRMED de me permettre de suivre cette formation continue. Être un soutien pour les autres a redonné du sens à ma vie, et m’a aidé à sortir définitivement de la dépression ! » « Tu es un modèle et une source d’inspiration pour les autres personnes handicapées », répond Medoshan. « Oui, je veux être un exemple pour les autres personnes handicapées et leur montrer qu’on peut continuer de mener une vie active, productive et heureuse. Une leçon de vie pour l’ensemble de la société. Car les personnes handicapées ne doivent pas être prises en pitié et marginalisées. Nous avons encore beaucoup à offrir à la société. »
« Je suis très reconnaissant à FAIRMED de me permettre de suivre cette formation continue. Être un soutien pour les autres a redonné du sens à ma vie. »
Medoshan a raté le dernier bus pour rentrer chez lui
Mais avec tout cela, nous sommes restés beaucoup plus tard que prévu car Sebastian a un véritable talent d’orateur et nous a raconté beaucoup plus que ce que les pages de ce magazine peuvent contenir. Nous avons donc dû prendre congé assez précipitamment, traverser la forêt d’un pas rapide en repassant devant l’assourdissant chenil pour rejoindre notre voiture et déposer Medoshan à temps à son arrêt de bus. Mais quand nous sommes arrivés, le bus – le dernier de la journée en direction de la péninsule de Mannar, où vivent Medoshan et sa famille – venait de partir. « Dépasse-le et fais-lui signe de s’arrêter et de me laisser monter ! », s’exclame Medoshan. C’est alors que, médusés, nous avons vu notre chauffeur dépasser le bus à toute vitesse en lui faisant de grands gestes, et le bus bondé s’arrêter en plein milieu de la route. À l’intérieur, les passagers ont accepté de se serrer davantage pour faire une petite place à Medoshan, visiblement soulagé de bénéficier de ces quelques centimètres carrés pour rentrer chez lui.
Personne ne doit souffrir ou mourir d’une maladie curable
Nayani Suriyarachchi • Responsable pays Sri Lanka
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